15 déc 2022
Devenir paysanne : un sujet qui rassemble
Mardi 6 décembre, 70 porteuses de projet et paysannes se sont retrouvées à la Flèche D'or à Paris pour témoigner et échanger sur la place des femmes en agriculture... une soirée organisée par Abiosol et le Réseau AMAP IdF.
L'histoire du monde agricole à travers les yeux d'une féministe
La soirée commence par le récit et les recherches d'Hélène Millet, géographe, passionnée par le féminisme et très attachée au milieu rural où elle a grandi. Elle dirige actuellement un programme de recherche national sur les petites villes et les campagnes. Au cœur de son intervention : la place des femmes dans les fermes, la répartition très genré pendant de nombreuses années des différents ateliers au sein de la ferme : transformation laitière, battage du beurre ou greffes et tailles des sarments en viticulture. Globalement, les tâches répétitives sont réservées aux femmes. Au début du siècle, les paysannes sont invisibilisées, sans statuts, elles gèrent à temps complet la ferme, ainsi que toutes les tâches domestiques. Même après la révolution industrielle, la scission n'existe toujours pas entre foyer et ferme. Les espaces de sociabilité ne sont pas les mêmes pour les hommes (place de village, café, club, chasse…) que pour les femmes (au marché, à la lessive, on se retrouve entre belles-mères, tantes…).
Faut-il préciser que les femmes ouvrières au 20è siècle sont payées deux fois moins que les hommes ? Après la révolution verte, les fermes deviennent des exploitations agricoles. La professionnalisation de l'activité passe par l'enseignement agricole : on apprend aux hommes la technique et aux femmes l'enseignement domestique, la conservation des aliments. On attend qu'elles apporte des nouveautés sur la ferme, qu'elles modernisent le monde agricole. La comptabilité devient aussi la tâche féminine par excellence !
Pour conclure, Hélène fait un focus sur l'évolution du droit des femmes et son application dans le monde paysan : le gap est réel entre acquisition des droits et accès à ces droits dans les ruralités. Ainsi, les paysannes n'ont droit à un congé maternité qu'à partir de 1976, soit plusieurs décennies après la mise en place de ce droit pour les salariées (1909). Faute de système de remplacement adapté, elles sont nombreuses à ne pas prendre leur congé maternité. Il faudra attendre 2008 pour que les paysannes obtiennent une durée identique à celui du Régime général de la Sécurité Sociale, acquise pourtant dès 1986 !
Des témoignages illustrant le quotidien des paysannes
Lise, Hannane et Marie nous ont ensuite fait part de leur point de vue et ont partagé quelques situations qu'elles vivent sur le terrain.
Lise, paysanne en polyculture élevage, depuis 6 ans sur la ferme des parents de son compagnon en Seine-et-Marne
Après un début d'activité sur les grandes cultures, Lise gère aujourd'hui un troupeau de moutons. Elle file la laine et la valorise. Lise s'est beaucoup retrouvée dans les paroles d'Hélène. Sa mère n'a pas eu de statut pendant 15 ans, un vide dans sa carrière ! Elle ne veut pas reproduire l'histoire familiale, celle de la femme qui suit l'homme… Elle veut exister.
Combien de personnes pensait que son travail quotidien était un « hobby » lorsqu'elle s'occupait des grandes cultures ? A l'instar des remarques des voisins lui demandant si elle « jouait au mécanicien » quand elle bricolait sur les tracteurs !
Lise nous partage aussi son point de vue sur le collectif : ils sont 5 à être installés sur la ferme, dont deux femmes. Elles essaient d'engager des discussions féministes, mais, c'est loin d'être « gagné ». Le groupe reconnaît que sans les femmes le collectif se rencontrerait moins souvent. Quant à se demander qui donne des coups de main et qui aide, la réponse est souvent « les filles ». Lise analyse que le temps des femmes a moins de valeur que celui des hommes.
Hannane, installée à Chelles, sur une ferme maraîchère depuis trois ans.
Hannane rencontre Abiosol il y a de nombreuses années. Elle découvre qu'il est possible de s'installer en tant que « Non Issue Du Milieu Agricole ». Elle se forme et cherche du terrain. Elle a envie d'élever sa première fille dans un environnement plus naturel. Pour garder un équilibre dans sa vie familiale, il fallait trouver une ferme aux portes de Paris. La recherche sera semée d'embûches : banque, foncier… Aujourd'hui, son mari a rejoint le projet : il travaille avec elle aux champs, sans formation, sous ses instructions.
Rapport au genre, les visiteurs de sa ferme lui posent souvent la question « Mais c'est toi qui produis ? » ou encore « et en plus de vendre ? ». La surprise passée, reste néanmoins une certaine minimisation de son travail, bien qu'ils la voient aux champs.
Le but n'est pas de rester seule sur sa ferme ! Et Hannane souhaite passer le message aux porteuses de projet que c'est possible, même avec trois enfants en bas âge !
Marie, maraîchère installée depuis un an avec un associé dans le sud de la Seine-et-Marne
L'installation de Marie est aussi une reconversion. Elle travaillait auparavant dans l'édition. Elle n'avait pas de doute sur ses capacités, car elle avait déjà franchi un 1er cap avec son coming out. « On ne colle pas toujours aux schémas qu'on nous inculque ». Elle voulait faire autre chose, autrement, que ça leur plaise ou non. Les gens finissent par s'y faire.
En étant une personne queer (plus tout à fait une femme au sens du stéréotype, ni de la femme dans le système hétéropatriarcal), Marie se sent moins concernée et moins touchée par des discriminations. Elle vit beaucoup moins de réactions sexistes. Elle reste très solidaire lorsqu'elle sent une paysanne dans une situation inconfortable comme sur un marché. Marie est associée avec un homme, formidable, hétéro, safe sur la question de genre, jamais bancal dans leur relation. Sans rôle préétabli entre eux, les tâches (tracteur, comptabilité) sont réellement partagées et la répartition se fait en fonction du temps et de l'envie.
Comme Lise et Hannane, Marie nous partage que les machines sont faites pour les hommes : c'est pénible, peu ergonomique. Il faut se tordre, parfois prendre des risques pour des manœuvres, même les hommes finissent par être cassés par leur métier.
À la suite de leurs témoignages, la soirée s'est poursuivie par des échanges avec les participantes autour des sujets : exister, adaptation des outils, installation….
Merci à Lise, Hannane, Marie et Hélène pour ce moment fort en information et en émotion !
Faire évoluer les mentalités et favoriser les installations, une mission du Réseau
Le Réseau AMAP IdF fait des questions de genre une de ses priorités depuis maintenant 5 ans. Si les femmes sont aussi nombreuses que les hommes au début du parcours à l'installation, nous constatons, en pratique, que les paysannes rencontrent davantage d'embûches que leurs homologues masculins. Nous avons à cœur que toutes les femmes souhaitant s'installer puissent le faire. En tant que réseau d'agriculture alternative et émancipatrice, nous souhaitons porter l'évolution des mentalités et lutter contre le sexisme, en favorisant l'installation des porteuses de projets en agriculture biologique.
Cette soirée a été organisée en non-mixité, étant convaincus que ces temps font émerger une sororité qui participe à l'émancipation des femmes rurales et de la parole paysanne.
Pour 2023, nous espérons mettre en place une formation sur l'autodéfense verbale, pour que les paysannes puissent prendre la parole en public, devant des instances et existent à leur juste valeur : sans elles, le monde agricole ne serait pas ce qu'il est !
par Lucie, salariée du Réseau AMAP IdF en charge de l'accompagnement des porteur·euses de projet et paysan·nes à l'installation