Découvrez la plume touchante, drôle et juste de Clément Lechartier, maraîcher normand en AMAP. Ses amapien·nes ont tellement apprécié ses chroniques, qu’ils les ont publiées en livres. Nous vous en partageons deux nouvelles chroniques, pour vous donner envie de dévorer ses livres, disponibles dans nos bureaux !

Les patates germées - Anachronique de Clément Lechartier du 25 avril 2018

Pourquoi les patates germent-elles ? Parce qu'elles sont vieilles ! Eh non ! C'est le contraire. C'est le début de la renaissance. C'est l'annonce de plein de bébés patates à venir. C'est le printemps en quelques mots. C'est comme une femme enceinte. Elle perd irrémédiablement une partie de sa jeunesse. Elle se trouve moche alors même qu'elle n'a jamais été aussi belle, et que c'est le commencement d'une extraordinaire aventure.

La patate qui germe, c'est le symbole de la soudure. Elle est là, avec la betterave, alors que la cave se vide et que les serres ne nous offrent encore que des amuse-gueule, petits oignons, radis et quelques salades. Elle est là. Elle rassure. Elle permet de tenir jusqu'à l'arrivée de ses enfants, les pommes de terre nouvelles. Elle tient bon. Elle est aussi le signe que je n'ai pas utilisé d'antigerminatif et que je n'ai pas de chambre froide. Elles sont stockées à l'abri de la lumière dans un local tempéré, creusé de vingt centimètres sous le niveau du sol et isolé avec de la paille. Elles sont posées sur la terre battue pour qu'elles ne dessèchent pas. J'ai toujours conservé mes pommes de terre ainsi. Alors oui, en avril elles germent. Pour les en empêcher, il faudrait maintenir la température en dessous de 5 °C, ou bien il faudrait les avoir mangées. Donc, si vous avez des pommes de terre germées, c'est déjà que vous avez des pommes de terre et donc, que la récolte a été fructueuse.

Si vous faites encore la moue en les voyant dans votre panier, dites-vous que lorsqu'elles germent, elles prennent un goût plus sucré qu'à l'accoutumée. J'avoue aussi que je pourrais faire l'effort de les dégermer à la main. J'essaie de le faire quand j'ai le temps. S'il fait beau, je préfère être dans les champs à semer et à désherber, et ça aussi, c'est plutôt bon signe.

Les endives  - Anachronique de Clément Lechartier du 23 janvier 2018

Les endives ? Aaahh ! Les endives… C'est le « Aaahh » de contentement du grand-père assis au bout de la table familiale. C'est un rituel. Ce « Aaahh », il le prolonge et son sourire s'allonge à mesure qu'il prend le temps de le prononcer. C'est qu'il annonce son quart d'heure de gloire annuel. Il va pouvoir raconter sa petite histoire que tout le monde connaît par coeur, mais que tout le monde attend quand même, comme un cadeau qu'on lui fait.

Moi aussi, je souris en disant « Aaahh les endives ! Je vais pouvoir me mettre en scène bien que ce ne soit pas glorieux. Le sujet revient tous les ans. « Est-ce qu'on va avoir des endives cette année ? » Comment vous dire ? Tous les ans je me dis que c'est la dernière année, mais, allez savoir pourquoi, tous les ans je commande des graines et tous les ans je les sème. C'est typiquement le légume qui n'a rien de rentable au vu du temps que j'y passe, mais c'est typiquement le légume que je ne peux pas ne pas faire. Il n'y a qu'à la poser sur l'étal et la pluie hivernale s'illumine. Elle enchante les yeux. Les vôtres, je suppose, et les miens surtout, car le spectacle sur l'étal n'est qu'un aperçu de celui auquel j'assiste lors de la récolte ou du moins, lors d'un moment précis de la récolte.

Comme pour tout légume, je commence par la graine. Je règle le semoir en mai. Je remplis la trémie et je me lance, appréhendant chaque année que les graines ne tombent pas ou ne germent pas. Après la levée, vient le désherbage, plus facile car les endives poussent vite. Fin août, les feuilles s'imposent par leur taille, larges et élancées, et par leur couleur, intensément vertes. En octobre, elles commencent à perdre de leur vigueur. C'est le moment de les arracher et de les « habiller » pour l'hiver. Je coupe les feuilles à deux centimètres au dessus du collet et je garde quinze centimètres de racine. Ensuite, je les plonge dans le noir. Certains les mettent dans des caisses à la cave quand je m'acharne à les forcer en terre. Je creuse un peu le sol, y dépose les endives que je couvre ensuite de paille et d'une bâche noire. La méthode est plus gourmande en temps et les expose aux mulots, mais j'aime garder le lien à la terre et j'ai l'illusion de croire qu'elles sont meilleures ainsi.

C'est à partir de cette étape que le spectacle se prépare. Elles sont dans l'obscurité totale et là, vont naître une seconde fois. Les feuilles repoussent sans le soleil, collées les unes aux autres dans leur silo en formant une pomme serrée. Surtout, les nouvelles pousses sont jaunes. Régulièrement, je leur rends visite. Je soulève la bâche avec angoisse. Ont-elles commencé à pointer le bout de leur nez ? Ont-elles subi les attaques des rongeurs ? Après un bon mois de patience, lorsque je tire le rideau noir pour les découvrir, elles jaillissent, éblouissantes, de ce trou obscur. Cela ne dure qu'un instant, mais c'est à chaque fois un plaisir intense. C'est comme un coup de projecteur sur la scène, alors qu'on est perché en haut des gradins. Elles, qui ont grandi dans les ténèbres de l'hiver, m'éclaboussent de toute leur lumière.

C'est peut-être là la raison profonde de mon acharnement à tenter ma chance tous les ans. Alors oui, vous aurez des endives, mais pas beaucoup. Les mulots sont en forme cet hiver.