25 janv 2019

Grand entretien : "Les circuits courts face à leurs défis" - Olivier Deschutter

Les circuits courts face à leurs défis

"Le mouvement des AMAP a connu un développement spectaculaire en France. D’autres pays connaissent, sous d’autres dénominations et sous des formes variées, une même évolution: en Belgique, on parlera à Bruxelles de GASAP (groupes d’achat solidaire de l’agriculture paysanne), en Flandre de « voedselteams » (littéralement « équipes d’alimentation »), en Wallonie de GAC (groupes d’achat commun). Les circuits courts en général, et les systèmes de vente directe de produits alimentaires en particulier, répondent à une attente du public, soucieux de contribuer au maintien de l’agriculture paysanne mais aussi d’avoir accès à des produits de qualité et de tisser des liens à l’échelle locale et de soutenir le développement économique du territoire. Mais ce mouvement est à un tournant. Les filières de commercialisation de produits locaux et bio se multiplient, soit dans des réseaux spécialisés, soit même dans les grandes surfaces; pour les mangeurs qui n’attachent pas une connotation militante à leurs choix alimentaires mais qui souhaitent, plus simplement (ou plus modestement), avoir accès à des produits frais de qualité, ces alternatives présentent l’avantage de la commodité. Elles sont aussi, le plus souvent, plus abordables. Les circuits courts subissent une concurrence de plus en plus vive. Trois défis retiennent en particulier l’attention.

Défi n°1 : L'approvisionnement de la restauration collective

Le premier défi est celui de l’approvisionnement en circuits courts de la restauration collective, notamment dans les collectivités publiques (écoles, administrations, hôpitaux), mais aussi dans les cantines d’entreprises. L’extension à la restauration collective de la formule des AMAP ou de ses équivalents dans d’autres pays rencontre plusieurs obstacles. Pour les petits producteurs, il n’est pas toujours aisé de garantir les volumes suffisants et d’assurer la stabilité de l’offre. En outre, beaucoup d’organisations recourant à la restauration collective ne disposent pas de l’infrastructure et des compétences nécessaires pour cuisiner des produits frais: nombreuses sont les écoles ou les cantines d’entreprise sans légumerie, voire sans cuisine équipée, tant l’habitude s’est installée d’accueillir des repas préparés qu’il suffit de réchauffer; et nombreuses sont les organisations sans chef ou commis de cuisine formés à préparer des repas à partir de produits frais. Finalement, s’agissant des collectivités publiques, la législation sur les marchés publics peut faire obstacle à ce que ces collectivités expriment dans le cahier des charges une préférence pour la production locale.

Des solutions existent. De plus en plus, émergent des organisations intermédiaires qui regroupent les produits afin d’aboutir à des volumes suffisants et d’assurer, par compensation entre les surplus des uns et les pertes des autres, une stabilité acceptable: c’est le cas en Belgique d’Agricovert, située à Gembloux (entre Namur et Bruxelles). Des initiatives sont prises aussi pour assurer une transformation à l’échelle locale, souvent par le regroupement des producteurs en coopératives. Parfois, pour les écoles par exemple, des organisations cuisinent les produits frais, et livrent (y compris en livraison chaude) un certain nombre d’établissements dans le périmètre concerné; ces organisations parviennent à livrer des repas à des prix très compétitifs (aussi bien en « food cost », en coûts de matières premières, qu’en prix consommateur), à partir de produits locaux et bio: en Belgique, l’association « Devenirs » à Marchin, près de Huy, en fournit un exemple, puisqu’elle approvisionne douze écoles de la région avec des produits à 70% bio et à 90% locaux, pour un « food cost » de 1,20 à 2,20 euros. Et concernant les restrictions qu’imposent la réglementation sur les marchés publics, le découpage des appels d’offres en lots plus restreints (permettant aux petits producteurs de soumettre une offre), ainsi que le recours à des critères de fraîcheur afin de contourner l’interdiction de faire référence directe à la production locale — ce qui pourrait être discriminatoire —, sont des solutions qui sont aujourd’hui explorées.

Défi n°2 : la coexistence des formes d'agriculture

Un second défi concerne la coexistence du label de l’agriculture biologique avec les autres formes d'agriculture « raisonnée », notamment celle qui suit les principes de l’agroécologie. Cette coexistence n’est pas toujours simple. Elle introduit la confusion dans l’esprit des mangeurs (faut-il préférer la bio à l’agriculture paysanne?). Pour les producteurs, se pose en outre la question du coût de la certification en bio et des tracas administratifs que cette certification amène. Il faut se réjouir à cet égard des progrès qui sont faits avec le nouveau règlement européen sur la production biologique et l’étiquetage des produits biologiques (règlement 2018/848, qui entrera en vigueur en 2021): outre que figure explicitement, dans ce nouveau règlement, l’objectif de « favoriser les circuits courts de distribution et les productions locales dans les divers territoires de l’Union », le règlement va permettre la certification collective pour les petits producteurs d’un même territoire, ce qui devrait rendre l’acquisition du label plus aisée. Ces progrès n’en rendent pas moins urgent à mes yeux la reconnaissance de mécanismes de certification alternatifs, fondés sur la participation, reposant par exemple sur les systèmes participatifs de garantie, qui permettent d’encourager la diffusion des bonnes pratiques agroécologiques.

Défi n°3 : Lutter contre l'image d'un système élitiste et "bobo"

Un troisième défi concerne l’image des circuits courts aux yeux de la majorité de la population: ils sont vus comme chers, élitistes, « bobo »; et les groupes de la population qui ont du mal à terminer le mois ne se sentent pas concernés. Cette question doit être traitée comme prioritaire. Elle est en partie une question d’accessibilité financière: c’est vrai que certains produits écoulés en grande surface, dans les circuits low cost, sont moins chers. Mais cette comparaison est trompeuse et cette concurrence est déloyale. Car ce qui est « low cost » pour le consommateur a pour la collectivités des coûts considérables coûts sociaux, avec la disparition progressive des petites exploitations agricoles; coûts sanitaires, avec la faible qualité nutritionnelle de l’alimentation low cost; et enfin coûts environnementaux, liés à la fois à l’allongement des chaînes mondiales d’approvisionnement et aux méthodes de production agricole. Ces coûts, certes, ne sont pas payés par le consommateur. Mais ils seront à payer par le contribuable (en soins de santé, en mesures de restauration de l’environnement), ou bien reportés sur les générations futures. C’est un problème d’externalités : il serait légitime et souhaitable que l’agriculture conventionnelle et les circuits de commercialisation industriels soit tenus de refléter les coûts réels dans les prix des produits qu’ils écoulent sur le marché, et que l’agriculture paysanne soit récompensée pour les services qu’elle rend à la collectivité. Tant que l’on ne fait pas cela, les prix continueront de mentir. Et cessons de faire croire au public que l’alimentation low cost est une alternative acceptable à des politiques sociales plus généreuses, plus robustes, qui garantisse le droit de chaque ménage à une alimentation adéquate et suffisamment diversifiée.

Mais l’accessibilité financière n’est pas tout. Beaucoup de ménages pauvres mangent relativement mal, et ne s’approvisionnent pas auprès des « circuits courts », c’est une évidence. Mais cela tient aussi à ce que ces familles manquent de temps; ont des longues navettes quotidiennes, du domicile au lieu de travail et retour; ont une organisation compliquée liée à des horaires différents pour les membres de la famille; et n’ont tout simplement pas le luxe d’accorder à leur alimentation, et donc à leur santé, l’attention que celles-ci pourtant méritent. C’est une réflexion d’ensemble que cette situation appelle, qui va bien au-delà de la seule amélioration de l’offre des circuits courts. L’alimentation est, au fond, une question de civilisation. Et la responsabilité ici n’est pas individuelle: elle est politique."

Olivier De Schutter
Ancien Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation (2008-2014), co-président du Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-Food).

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